Fierfête – Nouvelle Lune

Culture

Buzzkill et ses personnages

by on Oct.07, 2019, under Culture

Il semble bien que Bruno Massé, l’auteur de Buzzkill, paru récemment chez Québec Amérique, se soit pris d’affection pour les méchant-e-s. Ses deux romans précédents s’intéressaient d’assez près à des anti-héros au caractère assez détestable: dans M9A, il donnait beaucoup d’espace à une policière impitoyable et dans Creuse ton trou, c’était à un lobbyiste perdu dans une petite communauté du Nord qu’il s’intéressait le plus. Les deux romans laissaient toutefois espérer une sorte de rédemption, un changement brutal de perspectives. Dans le cas de Creuse ton trou, on ressent un certain plaisir à voir le protagoniste torturé par les circonstances: sa voiture de luxe est accidentée, la population est ingouvernable et ses objectifs sont inatteignables. Dans M9A, on assiste à la lente prise de conscience d’un personnage dont l’existence se révèle médiocre et malheureuse. Le schéma reste le même: les méchant-e-s ont un bon fond mais illes ont été corrompu-e-s par leur fonction au sein de la société.

Ces personnages s’inscrivaient assez bien dans une tendance générale. La fiction nous a en effet habitué-e-s à faire la rencontre d’antihéros cyniques, asociaux et solitaires, dont les blessures mal cicatrisées expliquent les comportements toxiques. Mais dans Buzzkill, il est plus difficile de développer un tel sentiment d’empathie pour les protagonistes. Tout d’abord parce que les trois personnages principaux n’ont jamais été profondément blessé-e-s. Ce sont trois jeunes adultes « fin vingtaine, début trentaine » dont la carrière explose soudainement: Océane est une autrice à succès, Marcus un jeune comédien/politicien/marionnette aussi vide que populaire, Gaspard un designer de jeux vidéos qui fait fortune grâce à un mod. Illes sont toustes trois convaincu-e-s d’être de « bonnes personnes »… et d’avoir du mérite. Alors que tout explose autour d’elleux, illes demeurent totalement aveugles et indifférent-e-s au sort de l’humanité, enfermé-e-s dans une bulle d’insignifiance et de vanité. L’esthétique, en tant qu’élément narratif, est d’ailleurs parfaitement adapté à la vacuité des personnages: l’univers de Buzzkill est un monde de hipsters passés date qui brandissent, comme symbole ultime de leur identité, le téléphone cellulaire rose-doré (ou « golden pink », d’où la couleur de la page couverture).

Après cent pages, on veut déjà les voir mourir dans d’atroces souffrances. Car si pour certain-e-s lecteurs/trices, ce sont des caricatures un peu grossières et risibles, pour celleux qui sont passé-e-s par les mouvements sociaux, ce sont des collègues, des proches ou de simples passant-e-s rencontré-e-s mille fois. La réalisation de ce portrait détaillé, même s’il est trop lisse pour être parfaitement réaliste – et l’objectif n’est d’ailleurs pas de l’être – est l’une des plus belles réussites de ce roman.

En outre, Buzzkill est un roman accessible qui ne s’embarrasse pas de références prétentieuses. Il s’attaque à des styles de vie sans s’attaquer à des générations. Il pourfend tant le populisme de droite que certaines égéries de la gauche modérée (on reconnaît par exemple Xavier Dolan à travers le personnage de Lüdøvik). Il est campé dans un présent qui n’a rien de fantasmé. Il évite, en bref, toute une série de pièges posés par les principales tendances littéraires de la fin de notre décennie.

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Retour sur la « barbarie »

by on Août.02, 2017, under Culture, Géneral

Si vous tombez sur cet article parce que vous avez cliqué sur une publication d’Yves Claudé: prenez bien soin de lire les deux paragraphes suivants. Sinon, je vous encourage à poursuivre votre lecture.

Pour votre information, M. Claudé me harcèle ponctuellement depuis carrément 2012. Je n’ai pratiquement jamais eu d’échange avec lui depuis cette époque afin de ne pas le provoquer. En résumé, il m’accuse d’avoir «planifié» la manifestation de Victoriaville de mai 2012 – qui a très mal tourné, faisant de nombreux/ses blessé-e-s parmi les manifestant-e-s. Ce n’est pas crédible, en partant: je n’avais pas d’influence au sein du mouvement étudiant en 2012 et je n’étais pas à Victo le jour du rassemblement (ni avant, ni après). C’est cependant le reste de sa théorie qui est la plus perturbante. Selon lui, je serais carrément protégé-e par la police ou Radio-Canada (ça change d’un tweet à l’autre). Pourquoi? Parce que j’aurais été investi-e d’une mission secrète (M. Claudé, en 2017, mentionnait le SCRS comme mandataire) consistant à faire dégénérer la manifestation. Convaincu de l’importance de me dénoncer à toute la population du Québec, entre le 2 mars et le 5 mars 2023, il a écrit une quarantaine de publications sur facebook et sur Twitter, m’associant à d’autres personnes, publiant des photos et des informations personnelles également fausses. Il affirme aussi que j’aurais été identifié-e dans un reportage d’Enquête. Or, ni mon nom, ni mon pseudonyme ne sont jamais apparus dans un reportage d’Enquête.

M. Claudé n’a jamais fourni la moindre source permettant de soutenir ces accusations. Il sort cette histoire-là de nulle part mais tient à sa version dur comme fer (quoique des détails importants changent selon son humeur). C’est la théorie de conspiration la plus étrange à laquelle on m’ait associé-e de toute ma vie (et j’en ai vu). Je ne suis cela dit pas la seule personne à faire les frais de la paranoïa de M. Claudé. Au cours des dernières années, il a visé beaucoup d’autres activistes de gauche et/ou LGBTQ qui n’avaient rien demandé, toujours en lançant des accusations bizarres et pour tout dire, délirantes. Au moins une organisation a été forcée de lui envoyer une mise en demeure.

Nb: le texte ci-dessous, qu’il ne s’est visiblement pas donné la peine de lire, contient une critique sévère de la mutilation génitale, et non un encouragement à tolérer cette pratique.

***

Le gouvernement libéral de Trudeau a retiré l’expression « barbare » du Guide de citoyenneté, qui est remis aux personnes immigrant au Canada. J’en parle parce que l’affaire s’est rendue jusqu’en France après que Richard Martineau ait éructé sur le sujet.

Les détracteurs de Trudeau en font un débat sur la sacralité du discours, beaucoup plus que sur la condamnation, dans les faits, d’une pratique. Dans le débat public, et surtout chez les politicien-ne-s, l’exécration doit être accompagnée d’un certain décorum. L’obsession de l’utilisation généralisée d’un certain vocabulaire prend de telles proportions qu’elle en devient ritualisée. « Pratique culturelle barbare » est en fait une imprécation, une formule magique. Vade retro satana! Voilà pourquoi, en 2011 d’ailleurs, on avait déjà harcelé Trudeau jusqu’à ce qu’il qualifie finalement l’excision de « barbare ». À en croire certain-e-s, le soleil ne se serait pas levé le lendemain si le rituel ne s’était pas accompli correctement, et tous/tes les Canadien-ne-s se seraient immédiatement réveillé-e-s sans clito.

En ce qui me concerne, et contrairement à Richard Martineau, je ne crois pas à la magie. Ni à la conjuration du mal par des formules rituelles. Plusieurs initiatives contribuent à combattre l’excision, mais rien ne permet d’affirmer que la qualifier de « barbare » fait partie de ce nombre.

Ce qui est civilisé et ce qui ne l’est pas

En répondant à un article de Mathieu Bock-Côté, il y a quelques années, je suis allé prétendre que l’excision était une pratique « civilisée », selon la définition que cet intellectuel propose généralement. C’est-à-dire que la pratique fait intégralement partie du processus civilisationnel, selon lequel il faut empêcher la transgression des normes sociales. Dans ce cas-ci, il s’agit de décourager le sexe hors mariage et de préserver l’honneur familial. Or, c’est à travers les mariages arrangés que les dominants se reproduisent, et qu’ils peuvent prospérer jusqu’à former une caste héréditaire. En civilisation, plus besoin de démontrer une force brute supérieure pour écraser : il suffit d’être né-e au bon endroit, de bien maîtriser les codes et de préserver les alliances. La civilisation est née, et cela fait (encore) consensus chez la plupart des anthropologues et historien-ne-s, de la hiérarchie. Illes sont d’ailleurs maintenant assez nombreux/ses à dire que le sacrifice humain a également permis un développement civilisationnel accru et qu’il était orchestré par l’élite afin de maintenir son pouvoir[1].

Le sacrifice humain et la mutilation génitale, c’est ce qu’on considère généralement comme des « pratiques barbares », mais elles forment en fait un des fondements de nos civilisations.

À l’opposé, on pourrait soutenir que c’est l’assouvissement du désir qui est non-civilisé, l’absence de structure pour empêcher celui-ci de fleurir. Martineau et Bock-Côté sont tous deux de fervents défenseurs du contrôle social, comme l’entièreté des conservateurs/trices d’ailleurs, bien que parfois, cette velléité se cache derrière l’usurpation du concept de « liberté ». (Sur ce point précis, je vous réfère à mes articles précédents, mais disons simplement que ce sont généralement des tentatives de modération du contrôle social qu’illes perçoivent comme du contrôle social. Ça ne fait pas plus de sens que de prétendre que « ne pas tolérer l’intolérance c’est de l’intolérance », mais bon.) Et en tant que conservateurs (surtout Bock-Côté), ils sont idéologiquement très, très proches des Islamistes radicaux et protègent le même type de « civilisation » sexiste, violente, hiérarchisée, homophobe, etc. Pourquoi considèrent-ils donc l’excision comme une « pratique barbare »?

Ce qui est barbare

Il y a l’origine étymologique et l’usage courant. Le plus couramment, ce qui est « barbare » est brutal, violent mais surtout « immodéré » et non-normatif. Se battre, trop boire, faire une faute de politesse ou massacrer son prochain est « barbare ». Mais une musique peut aussi être barbare et un réflexe linguistique peut être un « barbarisme ». Toute violence n’est pas non plus unanimement qualifiée de « barbare ». La peine de mort l’est assez peu, la prison encore moins, le travail presque jamais. Dans beaucoup de cas, on peut cependant associer le « barbare » à une figure d’altérité (un étrange, finalement) jugée moins raffinée. Les Inuits qui mangent de la viande crue. Les homosexuels qui pratiquent la sodomie. Les jeunes qui tutoient les adultes.  Et cette utilisation très commune rejoint assez bien l’origine étymologique bien connue:

chez les Grecs, βάρϐαρος visait simplement à qualifier tout ce qui n’était pas grec. Bar-bar est sans doute une onomatopée visant à imiter le son d’une langue étrangère.

On en revient au rituel (magique) d’exécration : pour plusieurs, dire qu’une pratique n’est pas acceptable – et même si on utilise 1000 synonymes par la suite – ne suffit jamais. Il faut toujours affirmer tout haut qu’elle n’est « pas nous », peu importe le niveau d’incohérence de cette prétention. Dire que quelque chose est barbare, c’est montrer du dégoût pour l’autre, rejeter toute similitude, toute responsabilité, tout lien. Cette distanciation est importante pour marquer la différence entre le « nous » et des ennemi-e-s, mais elle l’est encore plus pour gommer les ressemblances. Beaucoup ont entendu parler de la fameuse étude qui suggère qu’on observe un zèle particulier chez les homophobes qui ressentent une excitation lorsqu’ils sont mis en contact avec de la porno gaie. Cela ne fait pas moins de l’homophobie un phénomène largement hétéro, mais ça pourrait contribuer à nous faire comprendre pourquoi des ordures machistes en viennent à condamner l’excision.

En bons civilisés, ils répriment leurs désirs. Et ils condamnent la pratique parce qu’ils la veulent.

________

[1] Une exception notable : chez les Jukun du Nigeria, entre autres, traditionnellement c’était le roi qui était mis à mort. Mais comme dans plusieurs autres sociétés, une victime « de substitution » a fini par remplacer le souverain. (Luc de Heusch, ÉÉ, no 6., Soleb, 2004, p. 150.)

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Saint-Jean: le symbole et au-delà

by on Juin.25, 2017, under Culture, Géneral

À peu près tout le monde a vu le vidéo du char allégorique d’Annie Villeneuve à la Saint-Jean de Montréal. Beaucoup ont souligné le pouvoir du symbole évoqué par des hommes racisés, vêtus de guenilles et poussant le char, accompagnés d’un choeur immaculé de personnes blanches. Plusieurs en ont profité pour introduire la notion de « colorblind racism », qu’on pourrait traduire par « indifférence raciste ». C’est-à-dire: la tendance, surtout chez les personnes du groupe dominant, à ne pas prendre en considération le vécu des personnes racisées, en prétextant souvent qu’elles ne font « pas la différence » entre les couleurs de peau.  Si vous n’avez toujours pas visionné le vidéo, le voici. Il provient de la page Facebook de Félix Brouillet.

Le symbole

Évidemment, il s’agit d’un accident. Joël Legendre, metteur en scène de la parade, n’a pas volontairement et consciemment voulu représenter des esclaves africains poussant le navire grinçant du nationalisme québécois.

Les jeunes n’en ont peut-être pas eu conscience non plus. Imaginez à présent leur malaise.

Cela ne réduit évidemment pas l’intensité de la bévue. Comme dans toutes les histoires de blackface des dernières années, et dans lesquelles les intervenant-e-s du milieu de la culture ont offert une performance pathétique (Marilou Craft a récemment très bien résumé la situation à Icitte), on s’étonne de l’absence de sensibilité vis-à-vis des groupes racisés, autant que de la sursensibilité vis-à-vis de la critique. Rappelons par ailleurs qu’il y a eu plus de 4000 esclaves au Québec entre 1650 et 1834. Marcel Trudel les a recensé-e-s il y a déjà longtemps. Connaissant les limites de la méthodologie, je sais qu’on ne peut revoir ce nombre qu’à la hausse. Dans le cadre d’un évènement qui vise donc à glorifier le 375e de Montréal, foyer historique de plusieurs centaines d’esclaves, cette représentation est d’une incroyable ironie: on montre accidentellement ce qu’on a essayé de cacher.

Si vous n’y voyez pas de scandale, je vous suggère de réfléchir à cette analogie : et si, dans une parade pan-canadienne, on demandait accidentellement à des Québécois-es de porter des sceaux remplis de l’eau des deux Océans, afin de représenter la devise de la fédération? Je suis certain que l’importance du symbole n’échapperait à personne. Plusieurs y verraient une allusion aux « porteurs d’eau », une vieille insulte raciste visant les Canadiens-français. On ne peut baisser les yeux devant ce genre de mise en scène, même si le sens échappe aux créateurs/trices.

Mais il y a quelque chose de plus choquant que le symbole lui-même.

Un hasard qui n’en est pas un

On sait que la discrimination à caractère raciste a des effets profonds sur la situation financière et sociale des personnes racisées au Québec. Il est notamment plus difficile de se faire valoir auprès des employeurs/euses, plus difficile de signer un bail. Les personnes racisées, diplômées ou pas, enthousiastes ou pas, sont donc proportionnellement plus nombreuses à accepter des mauvaises jobs et galèrent à trouver un logement décent. Ces difficultés se répercutent dans le taux d’emploi, le revenu moyen, etc. Même à Montréal, ce temple de la tolérance.  Je l’ai très bien constaté moi-même à l’automne dernier, alors que je cherchais désespérément une nouvelle source de revenus. Plus l’emploi pour lequel je postulais était bien payé, et plus les employé-e-s appartenant à des « minorités visibles » étaient rares. C’est un fait: à  Montréal, il y a peu ou pas de Noir-e-s en haut de 14$ de l’heure.

J’ai fini par me faire embaucher dans un centre d’appel, une job au salaire minimum : plus de 80% des employé-e-s appartenaient à des « minorités visibles ». La plupart de ceux et celles à qui j’ai parlé étaient diplômé-e-s et s’exprimaient dans un français impeccable.

Au premier jour de ma formation, j’ai entendu les boss hurler après une employée. Ces gens-là savent que leur main-d’œuvre ne peut pas se permettre de perdre une job même minable, et ils multiplient les abus.

Le milieu culturel est similaire. Encore une fois, selon les données amassées par Marilou Craft : « 56 % des Montréalais sont nés à l’étranger ou ont au moins un parent né à l’étranger. Toutefois, selon un recensement du Conseil québécois du théâtre (CQT), dans la saison théâtrale montréalaise 2014-2015, la proportion de contrats attribués à des artistes dits de la « diversité » ou autochtones était de 10,5 %. » La chanteuse Elena Stoodley faisait un constat encore plus scandaleux : « Les Québécois quittaient littéralement la salle quand je chantais. »

Les organisateurs/trices de la parade de la Fête nationale ont cru faire un bon coup en invitant des équipes sportives d’une école secondaire défavorisée. Le contraste n’était pas intentionnel.

Mais il n’y a pas de « hasard » dans le fait de voir autant des jeunes personnes racisées dans les écoles pauvres. Il n’y a pas de « hasard » dans le fait de voir presque uniquement des blancs/anches sur le dessus des chars allégoriques. Il n’y a pas de hasard dans le fait de reléguer les personnes racisées au rôle de porteurs d’eau dans nos manifestations culturelles.

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